Empire

C’est avec la garde royale anglaise, qu’il engage Empire, série ample qui amène le photographe, au cours de trois années, à traverser 16 pays ou principautés d’Europe à la rencontre de 31 régiments. Aux Royal Horse Guards, Queen’s Life Guards et Grenadiers succèdent rapidement les figures majeures des gardes danoise et suédoise, puis norvégienne, écossaise, belge, hollandaise, française, princière (Monaco), autrichienne, portugaise, espagnole, italienne, vaticane, saint marinoise et grecque. L’entreprise n’est pas exclusivement photographique. Avant l’image, il y a la négociation, puis l’acceptation. Précédemment, la série Rikishi, réalisée au Japon dans les cercles de lutteurs de sumo, avaient donné lieu à pareilles manœuvres. Ces pourparlers et ce qui s’ensuit, l’entrée du photographe dans un cercle fermé, pèsent autant dans la raison d’être du projet que l’image qui en résulte. Celle-ci a relevé ses exigences, elle lui demande plus que de pousser la porte d’une école ou d’une patinoire, plus que de parler à un directeur ou un entraîneur. Pour se tenir là devant ce Black Watch écossais ou ces gardes suisses du Vatican, il lui a fallu être accepté des hautes autorités, franchir l’enceinte d’un château royal et celle du Saint des Saints. Le désir d’appartenance de l’individu au groupe, du militaire à son régiment, rencontre alors celui du photographe vis-à-vis de la communauté qu’il s’est choisi pour sujet : en finir avec la position périphérique de celui qui enregistre, toujours consigné en dehors du périmètre, fût-il bassin de piscine, piste de patinoire ou cercle de lutte. Empire constitue à ce titre un tournant majeur dans la démarche artistique du photographe, aux 16 pays visités et 31 régiments répertoriés, il ajoute, juste après la Grèce dans son livre, la contrée « Fréger » où il présente sa garde. Il a tout, uniforme, blason, devise. L’habit est sérieux, c’est avec les conseils et sous la supervision de professionnels qu’il est confectionné. Il le revêtira en de nombreuses occasions, avec un alter ego, lors de performances (voir à ce sujet la vidéo). Porter cet uniforme c’est dire à ses modèles que lui aussi est fier de faire face et volontaire d’incarner : incarner son protocole, son désir de photographie.
Empire privilégie les portraits en bustes plus qu’en pied, s’approchant d’un même élan du vêtement et de ses détails que de l’homme dans l’uniforme. Pas de collecte de petits soldats de plomb pour le photographe. Si les attitudes sont très posées et hiératiques, c’est qu’elles respectent la solennité de rigueur et si est incluse pour la première fois la vue de dos, oblitérant l’identité, c’est pour donner à voir la face cachée de celui dont le rôle est de défendre et protéger. Le motif, déjà usité dans de précédentes séries, de l’enfilage ou de l’ajustement de l’uniforme, est repris, comme pour souligner la fierté de se glisser dans cette peau de fourrure ou de laine gansée et d’incarner. Souvent, le militaire pose devant une peinture représentant des scènes de bataille et hauts faits d’arme : faire image devant une autre image et donner corps à la mythologie.
Empire est enfin l’évocation d’une autre communauté, celle de l’Europe, en tant que territoire partageant une histoire et une culture communes, suggérée par la photographie, en toute fin de série, du monument à François-Ferdinand d’Autriche, dont l’assassinat le 28 juin 1914 à Sarajevo précipitera l’arrivée de la Première Guerre Mondiale. De cet empire européen, le photographe consigne les reliques. Des toques en peau d’ours, boutons nickelés et fraises amidonnées, les uniformes parfois inchangés depuis des siècles, paraissent comme neufs, gonflés qu’ils sont du désir de croire de l’homme qui l’habite.